La mobilisation vient d'être affichée au mur de la caserne des pompiers, avenue Kléber. C'est donc vrai... Le voisin est parti sans délai rejoindre son régiment de réserve. Je l'ai vu qui consolait son épouse sur le pas de la porte. Sa petite fille de deux ans n'en finissait plus d'appeler "Papa ! Papa ! Petit Papa !...". C'en était déchirant.
Librement inspiré du récit proposé par le musée de la grande guerre du pays de Meaux. https://www.facebook.com/leon1914
Mobilisation générale
Ordre d'appel
Apte au service armé. Cette fois, le médecin ne m'a pas trouvé trop chétif. Depuis la fenêtre du wagon de 3ème classe, j'ai vu s'éloigner le doux visage de Madeleine. Ma mère se retenait de pleurer. Quant au cousin Anatole, il n'en menait pas large, je l'ai bien vu. Ma belle-mère agitait son mouchoir. Mon beau-père arborait sa médaille de 1870, je l'avais rarement vu si ému et fier. J'ai crié "Vive la France !" pour me donner une contenance. Ce n'est pas seulement pour la guerre qu'il faut du courage ; il en faut tout autant pour abandonner ceux qu'on aime.
Marche et entraînement
Réveil ! On boit le jus. Café bien chaud et rassemblement dans la cour. Au programme du matin : 12 km de marche ! La soupe. Et encore 18 km l'après-midi. "Pour faire les pieds", comme dit le sergent-major ! Certains ont fini avec les pieds en sang. J'avoue que 30 km, ça me suffit pour une journée. Ce soir, la soupe et le quart de vin étaient consolateurs ! Pour un ancien réformé, je ne m'en sors pas si mal, de tous ces exercices physiques... apprend même la boxe !
Départ pour le front
Ce matin, ils nous ont débarqués dans un gros bourg de campagne. On nous a tout de suite répartis par escouade, pas le temps de traîner. J'ai suivi un petit caporal qui s'appelle Germain. Un Breton de Quimper. Il est bien loin de sa mer, le cabot. On a rejoint une ferme où la troupe a son bivouac. Le coin est tranquille. Ici, on ne dirait pas que c'est la guerre. Mais ça fait tout drôle quand même, d'être coupé des rues, des boutiques, des cafés et du parfum de sa femme... On nous a fait lever le camp au petit jour. Journée de marche sans savoir où on va. Au départ, le poids du sac nous réchauffait, mais au fil des km, on l'a senti sur les épaules. L'impression que les sangles vous broient les clavicules et vous aplatissent les vertèbres. Surtout qu'il s'est mis à pleuvoir. Pas une grosse averse mais une petite pluie froide qui finit par vous geler jusqu'aux os et pire encore, par détremper la toile. C'est incroyable comme un sac imbibé d'eau peut s'alourdir. Au total, on devait bien avoir 35 kilos à porter.
Les blessés
Nous avons traversé un village où les blessés s'entassaient en attendant d'être évacués. Nous sommes passés devant un poste de secours installé dans une grange, qui rejetait jusque sur la chaussée des linges et des tampons d'ouate sanglants. Sensations glaçantes. L'odeur de l'iodoforme et de l'eau de javel flottait dans toute la rue. Des cris et des gémissements s'échappaient des portes et des murs pour nous sauter au visage. Ceux qui tenaient encore debout nous regardaient tous, l'œil vide, le teint hâve, les cheveux collés par la poussière, la sueur et le sang. Certains clopinaient, en appui sur deux bâtons. Beaucoup avaient le front barré de pansements obliques, la mâchoire soutenue par des bandes en mentonnière d'où coulaient des filets de sang. On ne savait plus très bien si l'on croisait des morts ou des vivants.
Première ligne
C'est annoncé : demain, on monte en 1ère Ligne. Madeleine, souviens-toi que je t'aime.
On n'en menait pas large en remontant le sentier qui conduit au front, derrière la colline. Une fois franchi la crête, on a eu un aperçu de l'enfer : une plaine dévastée, constellée de cratères, boursouflée au canon. Et le fracas des obus qui explosent en criblant l'air de milliers d'éclats mortels.
Flèches de métal
De leurs aéronefs, les Boches nous larguent des fléchettes en métal, dont la pointe est lestée pour bien fendre l'air à la verticale. À les soupeser, comme ça, dans le creux de la main, on ne croirait pas les dégâts qu'elles peuvent causer à un être humain. Ce matin, j'ai vu un grand gaillard de la 3ème compagnie transpercé de part en part, verticalement, depuis le sommet du crâne. C'est pour ça qu'on a tant regretté de ne pas l'avoir descendu, le Boche dans le ciel, tout à l'heure.
Même quand tout est calme, il faut se méfier. Par ici, la Mort rôde sans se lasser. Ce matin, quelques gars jouaient aux cartes en rigolant, quand un obus de 105 est tombé en plein milieu. On a retrouvé des jambes à plusieurs mètres, séparées du tronc. Les trois autres étaient morts sur le coup, eux aussi. Le plus affreux dans tout ça, c'est qu'on s'y habitue. On se forge l'indifférence nécessaire. On a enterré les corps vite fait, on les a poussés dans un trou à côté. Et les types ont disparu en terre comme ça, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. C'est comme si le monde du dessous les avait happés subitement. Et après, la vie a repris autour. On a bu du vin dans les quarts et on a discuté comme s'ils n'avaient jamais vu le jour ni vécu parmi nous.
Nouvelle attaque
Les Boches ont commencé à nous marmiter. Un déluge d'obus. Les nôtres ont répliqué. En tirant trop court. Ils ont bousillé les gars de l'avant-poste... Le sous-lieutenant a fait signe qu'ils allongent le tir et la canonnade a continué. Le 77, le 75, le 105, le 150... On les reconnaît rien qu'au bruit. Dans ces cas-là, il n'y a rien à faire : on se ratatine, on se replie sur soi, on aimerait n'être pas plus gros qu'une chiure de mouche, pour offrir le moins de peau en offrande aux obus.
Un gars de 20 ans s'est fait tuer ce matin. Un brave petit qui venait d'arriver et qui la veille encore, nous avait montré fièrement la photo de sa femme, une belle jeunette. La balle a fait un bruit sourd, presque étouffé, en entrant dans son corps. Je revois encore la pâleur qui a aussitôt envahi son visage. L'affaissement de ses traits. La détresse dans ses yeux alors que la vie le quittait.
Cette page s'affiche en version HTML statique, plus simple et plus rapide à charger, mais sans carte interactive ni possibilité d'édition.